Le questionnement éthique en santé publique s’est imposé ces dernières années, dans l’exercice des missions de Santé publique France, et s’est renforcé durant la pandémie du COVID-19, avec des situations de dilemme éthique, résultant des tensions entre les actions de santé publique définies et mises en place de façon collective et les libertés individuelles. C’est ainsi que l’Agence s’est investie sur les questions de l’éthique en santé publique en engageant des consultations internes et externes ainsi qu’un débat d’experts lors du Séminaire « Ethique en santé publique – Protection contre les risques sanitaires et amélioration de l’état de santé des populations – Enjeux éthiques dans la mise en œuvre des missions de Santé publique France », organisé le 28 novembre 2023. Les réflexions et questionnements collectifs issus de ce travail sont publiés aujourd’hui dans notre collection « Paroles d’experts », accompagnés d’un éclairage du président du Comité d’éthique et de déontologie de Santé publique France.
Le développement d’une démarche pragmatique de l’éthique en santé publique
Préparé avec l’appui du Comité d’éthique et de déontologie de Santé publique France, ce séminaire s’inscrit dans le cadre du développement d’une démarche pragmatique de l’éthique en santé publique que nous souhaitons mettre en œuvre pour mieux réaliser nos missions mieux conseiller le décideur en santé publique et mieux répondre aux attentes de la population.
Pour l’agence, il était important de partager, avec les partenaires et homologues en France et à l’étranger, ainsi qu’avec ses deux autres instances de gouvernance (conseil scientifique, comité d’orientation et de dialogue), les points saillants des réflexions et des consultations réalisées dans le cadre de cette démarche.
Plusieurs volets ont été abordés lors de ce séminaire, chacun constituant une étape clé de l’implantation de la démarche éthique dans l’agence :
- les spécificités et les enjeux posés par les questions d’éthique en santé publique
- les enseignements des ateliers et des consultations menées dans le contexte du séminaire réflexif éthique en santé publique
- la mise en œuvre de l’éthique par une organisation de santé publique
- les repères pour l’analyse éthique à Santé publique France : illustration de l’approche pragmatique de l’éthique.
Ce séminaire, conçu comme un jalon dans l’implantation de la démarche éthique dans l’agence, a montré la richesse de l’expérience des équipes, l’intérêt des échanges autour des questionnements éthiques au décours de différentes activités et projets, en particulier au niveau local (en métropole et outre-mer). Il a permis de préciser l’approche éthique choisie par l’agence qui s’appuiera sur le renforcement de la capacité des équipes en interne à traiter des questionnements éthiques, et sur un plan de travail (2024-2026) pour en faciliter l’implantation en interne.
Ce séminaire a également souligné l’importance du partage entre agences sanitaires en France et à l’étranger et avec la Haute autorité de santé (HAS), et des interactions avec le Comité Consultatif National d’éthique (CCNE), les Espaces de Réflexion Ethique Régionaux (ERER) et la Conférence Nationale des Espaces de Réflexion Ethique Régionaux (CNERER).
3 questions à Grégory* Aiguier, président du Comité d'éthique et de déontologie
Depuis 2022, vous assurez la fonction de président du Comité d’éthique et de déontologie de Santé publique France. Comment votre expérience précédente, et celle des membres du comité, très axée sur l’éthique appliquée aux soins, a-t-elle pu alimenter l’éthique en santé publique ?
Répondre à cette question nous oblige préalablement à revenir sur l’histoire de l’éthique en santé publique. Sur ce point, on peut dire que les réflexions éthiques consacrées aux pratiques de santé publique sont assez récentes. On situe classiquement leur émergence dans le contexte des années sida. Cela ne signifie pas qu’il n’y avait pas eu de réflexion ou de questionnements auparavant, mais que depuis ces années, la confiance des citoyens vis-à-vis de l’expertise et de l’autorité politique et sanitaire a été remise en question, plaçant les réflexions éthiques relatives à la santé publique au sein de l’espace public. Les affaires du sang contaminé, de la vache folle, et du médiator et, plus récemment la pandémie de COVID-19, ont généré de la défiance de la part d’une partie des citoyens. Autant d’expériences qui ont mis en exergue l’importance de la réflexion éthique, notamment en santé publique. Mais la santé publique s’est vite heurtée à un problème de taille : l’absence de cadre théorique et méthodologique stabilisé et propre à cette discipline. Voilà pourquoi la santé publique s’est tournée vers l’éthique biomédicale, du soin ou encore vers la bioéthique, comme le font aujourd’hui d’autres secteurs d’activités - je pense notamment au champ du travail social - pour trouver des sources d’inspiration.
C’est dans cette perspective, et en intégrant une des dimensions majeures du développement de l’éthique en santé, à savoir la pluridisciplinarité, que le CED de Santé publique France compte des personnalités issues de disciplines diverses (santé publique, éthique médicale, philosophie, droit) participant à des instances de réflexion éthique (les espaces de réflexion éthique régionaux, les comités d’éthique hospitaliers, des groupes de travail au niveau du conseil de l’Europe). Notre diversité disciplinaire, nos expériences cumulées, nous amènent à proposer des pistes de réflexion aux problèmes et sujets qui nous sont adressés, dans la visée d’une meilleure prise en compte de la complexité des questions soulevées.
En quoi les conditions d’agir en santé publique pose-t-elle des questions d’éthiques spécifiques ? Quel a été votre rôle et celui des membres du CED pour impulser la démarche pragmatique de l’éthique en santé publique qui s’inscrive dans la durée et que l’agence va mettre en œuvre ?
Je le disais précédemment, le développement des pratiques en santé publique est fortement corrélé aux évolutions sociétales et culturelles, très largement marquées par un sentiment de défiance vis-à-vis de l’expertise, vis à vis des institutions sanitaires et politiques auxquelles on ne reconnait plus tout à fait la même légitimité. S’ajoute à cela un renforcement de la valeur d’autonomie au sein de nos sociétés occidentales que traduit notamment l’essor de la démocratie en santé, et qui appelle un besoin renouvelé d’informations, de transparence, voire aujourd’hui de participation aux décisions et actions dont on considère qu’elles ne concernent plus uniquement quelques spécialistes, mais l’ensemble des citoyens, dans leur diversité. Tout ceci impacte les pratiques. Le degré d’acceptabilité sociale de certaines pratiques en santé publique est, sur ce point, un bon indicateur. . Les exemples sont multiples parmi lesquels la vaccination ou encore la gestion des récentes crises sanitaires. Ces exemples illustrent la tension récurrente en santé publique entre bien-être individuel et bien collectif, libertés individuelles versus contraintes collectives (par exemple le confinement ou la fermeture des établissements médicosociaux), délégation versus participation.
Dans ce contexte l’agence s’est orientée vers une démarche éthique dite pragmatique. La portée de cette approche est bien plus fondamentale que le terme ne le laisse apparaître. Sur un plan philosophique, et plus largement dans le champ des sciences humaines et sociales, cette approche ne se réduit en effet pas à des aspects purement pratico-pratiques. Il est davantage question d’une contextualisation des réflexions en éthique pour resituer ces dernières dans les environnements de pratiques, culturels, sociaux au sein desquels émergent les situations dites problématiques. Il est aussi question d’une réflexivité de la part des professionnels de l’agence, non pas uniquement pour corriger les pratiques ou se mettre en conformité avec des normes prédéterminées (normes sociales, techniques, morales), mais pour développer un esprit critique, une sensibilité aussi aux problèmes qui peuvent émerger des pratiques de santé publique. Le choix d’une éthique dite pragmatique est donc tout sauf neutre pour en penser le déploiement au sein d’une agence comme Santé publique France. Elle pose l’enjeu d’une éthique intégrée aux pratiques – certains auteurs parlent à cet égard de compétence éthique - et non strictement déléguée à un comité tiers composé d’experts. Vous l’aurez compris, ce choix questionne donc la place et le rôle du CED dans ce qui se veut nécessairement un projet institutionnel visant le développement d’une culture éthique. Nous sommes très enthousiastes à l’idée de contribuer à ce développement de l’éthique même si nous avons bien conscience que le chemin sera forcément long et dépassera très largement le cadre de notre mandat.
Le mandat du CED prend fin en cette fin d’année 2024 et un nouveau CED va voir le jour. Quelles sont les recommandations pour que ce comité accompagne dans la durée l’Agence dans cette démarche ?
Faire le bilan, à chaud, est une entreprise délicate. Nous travaillons actuellement à un « retour d’expérience » qui complètera les rapports annuels d’activités et autres comptes rendus des réunions du CED. Ce bilan doit être mis en perspective avec les choix de l’agence en matière de développement de l’éthique. Sur ce point un travail remarquable a été entrepris, que ce soit à travers la construction du guide « Repères pour l’analyse éthique » ou encore l’organisation de trois ateliers et d’un séminaire de synthèse (1). Les membres du CED ont largement pris part à ces initiatives et ont pu apprécier les orientations de l’agence en matière de démarche éthique.
Il n’en reste pas moins nécessaire de clarifier et de formaliser ce que seront les fonctions, missions et rôle du CED dans cet ensemble. Je reste à titre personnel persuadé de l’intérêt de disposer d’un comité d’éthique et de déontologie qui se réunisse pour statuer sur des situations-problèmes exigeant de la distance et peut-être une certaine extériorité. Cela n’altère en rien le développement d’une culture de l’éthique et de son intégration au sein même des pratiques des équipes. Mais le CED doit aussi évoluer pour s’arrimer davantage aux pratiques des équipes de l’agence. Il me semble qu’à l’avenir, il faudra une meilleure articulation entre les personnels de l’agence et les membres du CED. . Il reste par ailleurs un travail à mener pour faire connaître le CED, ses prérogatives, les modalités pratiques de saisie, son positionnement au sein de l’agence. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce travail est non seulement une affaire d’information mais également de sensibilisation et de formation à la démarche éthique elle-même. En effet de nombreuses représentations, propres à l’éthique et à son déploiement au sein des institutions, subsistent et peuvent soulever des questions sur ses intentions réelles. L’éthique est-elle envisagée dans une perspective exclusivement normative de régulation des pratiques, ou comme un accompagnement des équipes au développement d’une réflexion critique dans une visée de responsabilité, et d’émancipation ? On voit bien que le positionnement de l’éthique est tout sauf neutre et que l’agence doit formaliser son projet en matière d’éthique. Le maître mot reste selon moi la confiance : confiance dans le projet éthique et dans son institutionnalisation ; confiance dans les dispositifs et outils déployés pour animer l’éthique ; confiance dans le traitement et dans les enseignements qui ressortent du travail en éthique ; confiance dans ce qui est fait du travail en éthique. Cette confiance ne peut que se construire avec les professionnels de l’agence à qui il appartient de participer activement à la mise en place de leur démarche éthique, en lien avec le mandat et les missions de l’agence. Il est, me semble-t-il, important de rappeler que la démarche éthique est tout à la fois une visée (du bien, de l’agir juste), une pratique (de réflexion, de discussion), mais aussi un engagement (individuel, collectif, institutionnel).
* PhD en sciences médicales, EA 7446 Ethics (centre d’éthique médicale), Institut Catholique de Lille. Directeur-adjoint d’ESSLIL - filière Management des organisations sanitaires et médico-sociales.
(1) Ces travaux sont résumés dans la publication parue ce jour Paroles d’experts / L’éthique en santé publique.