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L’épidémiologie de la multimorbidité selon le genre, l’âge et les facteurs socio-économiques : des conséquences pour la surveillance et la prévention

The epidemiology of multimorbidity in France: Variations by gender, age and socioeconomic factors, and implications for surveillance and prevention

Publié le 27 avril 2022

Au cours des dernières décennies, l'allongement de l'espérance de vie et le vieillissement des populations ont augmenté le fardeau des maladies chroniques. La question de la multimorbidité (définie comme le fait d’avoir deux maladies ou plus) y est intimement liée. 
Plus récemment, la pandémie de Covid-19 a souligné l’importance de cet enjeu : au-delà de sa dimension infectieuse, elle a eu un retentissement majeur sur l’ensemble des pathologies chroniques affectant, de manière possiblement lourde et sur le long terme, le fardeau des maladies. L’estimation au plus près du fardeau et de la multimorbidité est importante pour mieux cibler, dans les politiques publiques, les mesures qui favoriseront l’adoption de comportements et d’environnements favorables à la santé tout au long de la vie.

La diversité des approches utilisées pour mesurer la multimorbidité compromet la comparabilité entre les pays et l’analyse des tendances dans le temps. De plus, l'impact de la multimorbidité sur la mortalité, les limitations d'activité et la qualité de vie (ou la santé perçue) a été peu étudié. Afin de connaître les déterminants de la multimorbidité, Santé publique France, en lien avec un chercheur de l’Université nationale de Singapour, propose une nouvelle approche permettant d’étudier l’impact sur la santé des principales combinaisons multimorbides (dyades, triades ou tétrades), décliné selon le sexe, l'âge et les facteurs socio-économiques et géographiques. 

Ces résultats, publiés ce mois-ci dans la revue PloS One [1], apportent également un éclairage sur le processus d'agrégation à l'origine de la multimorbidité et permettent d’identifier les interactions entre les maladies les plus délétères à considérer en priorité. Ces éléments permettront d’affiner les indicateurs de surveillance et par là même les actions de prévention.

3 questions à Joël Coste, Santé publique France

La composante multimorbidité dans le fardeau des maladies chroniques a été déjà étudiée. En quoi l’approche que vous décrivez est-elle originale et permet-elle de mieux évaluer le fardeau de la multimorbidité ?

L’évaluation du fardeau de la multimorbidité doit aller bien au-delà du simple décompte des maladies chroniques, comme cela est fait le plus souvent dans la littérature épidémiologique. Elle doit prendre en compte les impacts différents des associations morbides sur l’état de santé, la synergie de leurs effets et leurs mécanismes d’agrégation. Certaines associations morbides, de par leur impact élevé sur la santé, leur effet synergique multiplicatif et des facteurs de risques communs, méritent une attention plus grande. 

Les premiers travaux (1) ayant conduit à la formalisation de la démarche de qualification du fardeau décrit dans cet article ont été réalisés à partir des données de deux enquêtes en population (Enquête Santé et Protection Sociale ESPS 2010-14 et Enquête Handicap-Santé Ménages HSM 2008) concernant plus de 60 pathologies. Ont été étudiées leurs conséquences en termes de limitation d’activité, de santé perçue et de mortalité, les trois critères habituellement pris en compte dans l’estimation du fardeau des maladies.  Il s’agissait d’une nouvelle approche de la mesure et de la caractérisation du fardeau de la multimorbidité.

La seconde étape présentée dans l’article qui vient de paraître a été de caractériser l’épidémiologie de la multimorbidité dans la population française adulte et d’explorer sa diversité selon le sexe, l’âge et plusieurs indicateurs socio-économiques et territoriaux. 

L'approche a d'abord consisté en l’identification des pathologies ayant un retentissement significatif sur les limitations d’activité, l’état de santé perçu ou la mortalité. 48 pathologies chroniques affectant indépendamment l’un de ces indicateurs ont été retenues. Nous avons ensuite caractérisé les ensembles (dyades, triades, etc.) de pathologies associées en termes de fréquence et de mécanismes expliquant leur association (partage de facteurs de risque, relation causale, etc.). Les associations multimorbides les plus fréquentes incluent des pathologies cardio-métaboliques, ostéo-articulaires et mentales, qui entretiennent entre elles des relations causales ou peuvent être expliquées par des facteurs de risque communs (obésité, activité physique insuffisante, etc.). Enfin, nous avons évalué l’impact et l’effet cumulatif et synergique de ces associations puis identifié celles ayant les effets les plus délétères sur l’état de santé. Ces dernières comprennent des maladies compliquées (telles que les insuffisances d’organe), mais aussi des pathologies touchant les organes des sens et le système locomoteur (pour les limitations d’activités), ainsi que les maladies mentales (pour la santé perçue). Les effets synergiques des pathologies associées vont de l’addition (les effets s’ajoutent simplement entre les pathologies quand elles sont associées en dyades ou triades : affections cardio-métaboliques, lombalgie, ostéoporose, séquelle de traumatisme, dépression et anxiété) à la multiplication (les effets se multiplient entre les pathologies quand elles sont associées : obésité, BPCO, migraine, certaines pathologies ostéo-articulaires).

Quels sont les principaux résultats obtenus avec cette approche ? Quelles sont les différences selon l’âge, le sexe et les déterminants sociaux qui pourront nourrir les stratégies de prévention ?

En retenant les associations de pathologies ayant un retentissement sur l’état de santé (santé perçue, limitations d’activité ou mortalité) et en prenant comme critère la présence chez un même individu de deux maladies chroniques dans l’année, la prévalence de la multimorbidité a été estimée en France à 30 %. Cette prévalence est de 39 % si l’on prend comme critère la présence de deux maladies chroniques tout au long de la vie. Toutefois, la prévalence de la multimorbidité est plus élevée, de 23 à 31 %, et plus précoce, de 5 à 15 ans, chez les femmes que chez les hommes ; elle est plus élevée chez les sujets plus âgés, mais non négligeable chez les 35-44 ans (11 % et 20 % respectivement chez les hommes et les femmes de cette tranche d’âge) ; et elle est plus élevée (de 84 à 104 %) chez les sujets de niveaux d’éducation et de revenus les plus faibles et (de 96 %) chez les travailleurs manuels. 

Une relation dose-effet inverse particulièrement nette a été observée avec le niveau d’éducation, suggérant la causalité de la relation. En revanche, l’influence des indicateurs géographiques et territoriaux étaient très faibles et négligeables une fois les facteurs socio-économiques pris en compte. Des analyses complémentaires ont permis d’identifier les associations multimorbides particulièrement marquées par les inégalités sociales, qui incluent notamment la lombalgie, les arthroses, la BPCO et l’anxiété. 

Quelles perspectives ces travaux ouvrent-ils pour Santé publique France, que ce soit pour la surveillance ou pour la prévention ? Cette approche permet-elle d’agir sur les inégalités de santé qui ont été encore creusées lors de la pandémie de Covid-19 ?

Santé publique France a fait de la multimorbidité un thème prioritaire de la surveillance et de la prévention des maladies chroniques.
La prochaine étape sera d’évaluer les tendances évolutives de la multimorbidité, notamment en lien avec les inégalités de santé, à partir des données 2022 de l’enquête Autonomie de la Drees et du SNDS (Système national des données de santé) qui permet d’explorer certaines associations multimorbides. 

De même, la pertinence de la multimorbidité comme indicateur prédictif d’événements de santé négatifs sera testée par l’évaluation du risque de Covid/Covid grave associé à la multimorbidité et ses composantes : une revue systématique avec des partenariats européens est en cours au sein de l’agence. 

D’ores et déjà, les premiers résultats permettent de souligner que la surveillance et la prévention de la multimorbidité devraient être débutées dès la mi-vie et probablement plus tôt encore dans les groupes défavorisés. Les principaux regroupements élémentaires de deux, trois ou quatre pathologies, qui concernent 75 % des sujets multimorbides en France, devraient faire l’objet d’une attention particulière, notamment les associations hypertension-lombalgie (1er rang en France) et obésité-hypertension (2e rang), qui ressortissent largement des mêmes déterminants, ainsi que la série des associations de pathologies douloureuses fréquentes (migraine, lombalgie, arthroses d’articulations périphériques), qui partagent les mêmes déterminants (obésité, pathologies mentales) et les mêmes risques liés à la (sur)consommation d’antalgiques. Il en est de même des principales associations affectées par les inégalités socio-économiques de santé (impliquant la lombalgie, la BPCO et l’anxiété) et pour lesquels des déterminants éducatifs paraissent causaux.

Ces résultats confortent la stratégie de prévention et promotion de la santé en cours de développement à Santé publique France proposant d’agir dès la mi-vie (40-55 ans) afin de promouvoir des comportements et environnements favorables à la santé pour permettre de réduire le poids des maladies chroniques et de la multimorbidité, et de favoriser ainsi un vieillissement en bonne santé.