EN

Un panorama de l’évolution du travail de nuit en France sur 34 ans par profession et secteur d’activité à l’aide des données du recensement et d’une matrice emplois-expositions « genrée »

A 34‑year overview of night work by occupation and industry in France based on census data and a sex‑specific job‑exposure matrix.

Publié le 19 octobre 2022

Le travail de nuit se décompose en de nombreuses modalités se traduisant par des horaires de travail en dehors des heures normales, souvent avec une alternance de travail de jour et de travail de nuit. En Europe et aux États-Unis, le travail de nuit a augmenté ces dernières décennies et concerne 19 à 25 % de l’ensemble des travailleurs. En France, l’accès des femmes au travail de nuit était, jusqu’en 2001, limité à certains secteurs. Depuis cette date, il n’est plus soumis à de telles restrictions conformément au droit européen fondé sur le principe de l’égalité professionnelle hommes-femmes.
Plusieurs métiers de différents secteurs ou services comportent des missions devant être assurées 24/24 et 7J/7. Les principaux secteurs ayant de telles contraintes sont ceux de la santé et de la sécurité, mais également certaines activités industrielles nécessitant une production en continu.

L’impact du travail de nuit sur la santé est bien documenté. Une partie de ces effets est dûe aux perturbations du rythme circadien (horloge biologique rythmant le cycle jour-nuit) pouvant affecter le bien-être et la santé. Des effets sur la consommation d’alcool, l’alimentation, le sommeil, la reproduction, la santé mentale, le diabète, certains cancers, etc. ont été décrits pour des professions spécifiques. De par son caractère particulier, le travail de nuit est assorti d’une surveillance médicale individuelle renforcée. En 2019, le travail de nuit posté a été classé « cancérigène probable » pour l’homme (groupe 2A) par le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC). 

S’appuyant sur les données du recensement et les matrices emplois-expositions, le présent article paru dans la revue BMC – Public Health [1] apporte pour la première fois une estimation du nombre et de la proportion de travailleurs de nuit en France, selon la profession et le secteur d’activité. Il analyse l’évolution sur une période de 34 ans de 1982 à 2015.

3 questions Marie-Tülin Houot, Direction Appui, Traitements et Analyses de données, Santé publique France et Corinne Pilorget, Direction Santé Environnement et Travail, Santé publique France

Marie Tülin Houot, Direction Appui, Traitements et Analyses de données, Santé publique
Corinne Pilorget, Direction Santé Environnement et Travail, Santé publique France

Explorer les effets sur la santé du travail de nuit en tenant compte de la diversité des professions et secteurs concernées exige de disposer d’outil spécifique. En quoi les matrices emplois-expositions répondent-elles à cet objectif ? Comment sont-elles construites pour cette « exposition » ?

En épidémiologie des risques professionnels, il est important de pouvoir prendre en compte les facteurs de risques d’exposition à une variété de nuisances survenant en milieu du travail de natures différentes (nuisances chimiques, biologiques ou physiques, contraintes posturales ou organisationnelles, risques psychosociaux). Les matrices emplois-expositions permettent d’évaluer les expositions à ces différents facteurs de risques à partir de la seule connaissance des emplois (profession exercée dans un secteur d’activité), en s’affranchissant d’interroger les travailleurs sur les nuisances spécifiques de leurs emplois, dont ils n’ont pas toujours connaissance. 

Concernant le travail de nuit, l’information portant sur ce point pour chaque travailleur n’est pas toujours collectée dans les études, ou alors seulement pour une période donnée et elle peut ne pas être connue pour l’ensemble de la carrière professionnelle. La matrice emplois-exposition au travail de nuit fournit, par emploi et par période de 5 ans entre 1993 et 2012, la probabilité d’avoir travaillé entre minuit et cinq heures du matin, de façon habituelle ou occasionnelle. L’évaluation a été différenciée selon le sexe du fait de la réglementation du travail de nuit qui limitait considérablement le travail de nuit chez les femmes avant 2001. Deux matrices emplois-expositions « genrées » sont donc disponibles pour documenter spécifiquement le travail de nuit chez les hommes d’une part, et chez les femmes, d’autre part.

Cette matrice a été construite a posteriori à partir des données des enquêtes emplois annuelles de l’Insee. Dans ces enquêtes portant sur environ 150 000 personnes, la même question sur le travail de nuit réalisé dans l’emploi principal a été posée entre 1993 et 2012. Ces données individuelles ont été combinées par périodes de 5 ans et la proportion de travailleur de nuit habituel et occasionnel chez les hommes et chez les femmes a été estimée pour chacun des emplois et chacune des périodes. Les matrices emplois-expositions sont consultables sur le portail Exp-Pro.

Quelle est l’évolution du travail de nuit sur la période de 34 ans que vous avez étudiée ? La matrice utilisée pour ce travail étant genrée, vos résultats mettent-ils en avant des différences entre hommes et femmes ?

Le travail de nuit, pris en globalité en considérant le travail de nuit habituel et occasionnel, a augmenté faiblement en proportion entre 1982 et 2015 (15,8 % vs 16,4 %), ce qui représentait 3 670 000 travailleurs de nuit en 1982 et 4 370 000 en 2015 en France.

Le premier point marquant dans l’évolution du travail de nuit sur les 34 ans étudiés porte sur la modification du rapport entre le travail de nuit occasionnel et le travail de nuit habituel. En 1982, le travail de nuit habituel représentait 24 % du travail de nuit global, alors qu’en 2015 sa part avait presque doublé, atteignant 42 %.

Le second point marquant porte sur la différence du travail de nuit entre les hommes et les femmes. L’évolution du travail de nuit sur la période étudiée est peu importante chez les hommes qui sont environ 22 % à travailler la nuit, alors qu’elle est nette chez les femmes qui passent de 7 % à 10 % sur la même période. La différence est d’autant plus importante que le travail de nuit est habituel. Ainsi, chez les femmes, la proportion de travail de nuit habituel a fortement augmenté entre 1982 et 2015 (+150 %), du fait du changement de la réglementation passant de 173 000 travailleuses de nuit habituelles en 1982 à 581 000 en 2015. On note notamment une augmentation de 69 % entre 1999 et 2007 de la proportion de travailleuses de nuit habituelles, alors que, sur la même période, la proportion de femmes actives augmente seulement de 4,5 %. Chez les hommes, le nombre de travailleurs de nuit habituels passe de 712 000 à 1,20 millions de travailleurs sur la période (+ 74 % en proportion).

Les secteurs présentant une augmentation marquante du travail de nuit sont liés à des activités de service (1,97 millions de travailleurs de nuit en 1982 à 3,3 millions en 2015), où l’on retrouve les secteurs du transport et de la santé notamment.

L’effet du travail de nuit sur des pathologies tels que certains cancers est documenté. Cette matrice pourra-t-elle être exploitée pour estimer l’impact sur la santé selon les catégories d’emplois dans le cadre d’études épidémiologiques ? Santé publique France a-t-elle d’ores et déjà engagé de telles études ?

L’étude présentée dans cet article a été réalisée en collaboration avec l’équipe Inserm « Exposome et hérédité » du Centre de recherche en épidémiologie et santé des populations (1), qui utilisera les matrices sur le travail de nuit pour évaluer cette exposition dans leurs études sur les cancers du sein, aussi bien chez la femme que chez l’homme. Ces matrices pourront également être mises à disposition d’autres équipes de recherche, comme les autres matrices emplois-expositions du programme Matgéné de Santé publique France (voir encadré : Programme Matgéné - Les matrices emplois-expositions). 

Depuis 2019, le CIRC a classé le travail de nuit posté en cancérogène probable pour l’Homme (groupe 2A). Le croisement des matrices sur le travail de nuit avec les données de population d’un échantillon d’histoires professionnelles recueillies en parallèle des Baromètres Santé de Santé publique France de 2020 et 2021 va permettre la production d’indicateurs d’exposition sur l’ensemble de la carrière professionnelle. Ces estimations de proportion de travailleurs exposés en considérant l’ensemble des emplois occupés par les travailleurs au cours de leur carrière seront ensuite utilisées pour calculer la part de l’exposition au travail de nuit dans la survenue de plusieurs pathologies dont le cancer du sein, c’est-à-dire la fraction du risque attribuable à cette exposition professionnelle. Ces données viendront étoffer les informations déjà disponibles concernant le fardeau des maladies. 

Programme Matgéné - Les matrices emplois-expositions

Le développement d’outils permettant d’évaluer les expositions professionnelles est nécessaire pour améliorer la connaissance et la surveillance des risques professionnels. Santé publique France coordonne le programme Matgéné visant la réalisation de matrices emplois-expositions adaptées à la population générale française pour produire des indicateurs d’exposition professionnelle. Une matrice emplois-expositions peut être sommairement décrite comme un tableau donnant la correspondance entre des emplois (profession exercée dans un secteur d’activité) et des indices d’exposition (probabilité, niveau) à une ou plusieurs nuisances. Lorsque ces matrices sont croisées avec des données professionnelles individuelles, les expositions sont attribuées automatiquement aux individus en fonction des emplois occupés. Les applications potentielles de ces matrices sont nombreuses dans le domaine de la surveillance ou de la recherche en santé au travail.

Elles peuvent être utilisées : 

  • pour estimer la proportion et la prévalence de personnes professionnellement exposées dans la population générale et décrire les professions et secteurs d’activités les plus concernés à un instant t ou sur l’ensemble de la carrière professionnelle ;
  • pour contribuer à l’estimation de la part de risque attribuable à l’exposition professionnelle (fardeau des maladies) ; 
  • pour évaluer les expositions professionnelles de sujets dans des études épidémiologiques ;
  • pour aider au repérage des expositions pour la prévention ou la prise en charge médico-sociale des travailleurs. 

Les matrices emplois-expositions du programme Matgéné sont spécifiquement adaptées à la population des travailleurs en France. Elles fournissent une évaluation pour des périodes d’exposition passées et actuelles, permettant ainsi de documenter des expositions anciennes dont l’impact sur des pathologies actuelles est avéré ou suspecté. Enfin, elles documentent l’exposition pour tous les travailleurs, qu’ils soient salariés ou indépendants, qu’ils travaillent dans le secteur public ou privé.

Les matrices Matgéné disponibles ou en cours de réalisation concernent les expositions aux poussières minérales (silice, ciment), aux poussières organiques (cuir, farine, céréales, bois), aux solvants (familles des solvants pétroliers et carburants, solvants chlorés, solvants oxygénés), aux fibres (amiante, laines minérales, fibres céramiques réfractaires), au formaldéhyde, aux pesticides, au bruit et au travail de nuit.

Les matrices sont consultables sur le portail Exp-Pro et les indicateurs d’expositions professionnelles sur le portail Géodes

Les matrices et les indicateurs sont mis à disposition sur demande argumentée à adresser à dset-matgene@santepubliquefrance.fr

En savoir plus : https://exppro.santepubliquefrance.fr/matgene

[1] Houot, MT., Tvardik, N., Cordina-Duverger, E. et al. A 34-year overview of night work by occupation and industry in France based on census data and a sex-specific job-exposure matrix. BMC Public Health, 22, 1441 (2022).

(1) Emilie Cordina-Duverger, Pascal Guénel, Nastassia Tvardik. 

En savoir plus : 

  • Les indicateurs de l’exposition au travail de nuit en France accessibles en accès libre sur :
    • Géodes 
      • Taux de prévalence d’exposition professionnelle au travail de nuit dans la population des actifs.
      • Taux de prévalence d’exposition professionnelle au travail de nuit occasionnel dans la population active occupée.
      • Taux de prévalence d’exposition professionnelle au travail de nuit habituel dans la population active occupée.